La scène muséale de Hambourg a accordé une place toute spéciale au thème de l´eau, puisqu´après le Bucerius Kunst Forum et son exposition „Über Wasser“, ayant eu lieu du 13 juin au 20 septembre 2015, suivi de la Kunsthalle avec les œuvres d´Emil Nolde, jusqu´au 10 février 2016, Deichtorhallen a traité cette question avec „Streamlines: Ozeane, Welthandel und Migration“, jusqu´au 13 mars 2016.
Parmi les 120 photographies et 30 peintures sélectionnées par les curateurs Ulrich Pohlmann et Ortrud Westheider, l´estivale „Über Wasser“ exposaient de nombreux classiques internationaux, tels que la toile „Seestück (bewölkt)“ (1969) de Gerhard Richter, le cliché „Woman sprayed with water from an open fire hydrant“ (1943) de Weegee, ou encore, les admirables photographies marines du 19e siècle des Français Gustave le Gray, Charles Grassin et Eugène Colliau. L´exposition „Nolde in Hamburg“, proposée par Karin Schick, met en lumière une intense période créative de ce peintre d´Allemagne du Nord (1867-1956), qui l´amena, lors d´un séjour dans la ville hanséatique, à produire plus d´une centaine de lavis (aquarelles et encres de chine), 13 peintures, 19 eaux-fortes et 4 gravures sur bois. „Streamlines“, de la curatrice Koyo Kouoh, directrice de RAW à Dakar, propose 15 œuvres contemporaines, tous mediums confondus, mettant en scène les routes maritimes et fluviales du commerce international comme source des inégalités Nord-Sud.
„Über Wasser“, une inévitable invitation au voyage
Comme l´air, la terre et le feu, l´eau donne matière à rêver. Et en effet, les œuvres du Bucerius Kunst Forum, regroupées sous les thématiques „Gouttes“, „Vague“, „Glace et neige“, „Réflexions“ et „L´eau en chute“, pouvaient se percevoir comme un kaléidoscope introspectif. Eaux claires, jaillissantes, glacées, profondes, dormantes ou même mortes, l´élément aquatique incite à la rêverie, révèle nos secrets, nos inclinaisons. D´un point de vue littéraire et artistique, le rapport de l´eau à son milieu, lumières et textures, son rythme d´écoulement et son état dessinent les contours d´une géopoétique, transformant tout paysage en miroir de l´âme. Ainsi, les photographies d´étangs d´Edward Steichen, „Der Teich. Mondaufgang“ (1903) ou de Dwight A. Davis, „Ein Stiller teich“ (vers 1912), étaient empreintes d´une sombre mélancolie, évoquant le désir funeste d´Ophélie.
Les chutes d´eau, illustrées par exemple dans la peinture à l´huile de Christian Ernst Morgenstern, „Haugfoss in Norwegen“ (1827), toute vaporeuse de brumes, ou dans la photographie en pose longue d´Ansel Adams, „Fern Spring, Abenddämmerung, Yosemite Valley“ (1961), diffusaient quant à elles l´affirmation grondante que la vie est puissamment et constamment amenée ailleurs. On peut aisément comprendre que ce phénomène naturel, imité par les fontaines et les mises en scène baroques, soit devenu un symbole de grandeur, d´héroïsme, voire même, de nationalisme.
Si la forme ludique des gouttes, des reflets et des surfaces glacées sait distraire notre regard, si le spectacle de la pluie, des grottes aquatiques, des ruisseaux ou des fleuves invitent à des méditations plutôt paisibles, les mers et océans soulèvent des sentiments plus profonds, entre terreur et fascination. Le leitmotiv de la vague était là pour nous le rappeler: célèbre œuvre de Katsushika Hokusai, „Die große Welle vor Kanagawa“ (1830), monstre d´écume prêt à s´abattre sur de frêles embarcations, incarne la force mystique de la nature. La peur que soulève la puissance incontrôlée de la mer démontée se retrouvait également dans la fougue de „Große Woge“ (1925) de Franz Schensky, ou plus dramatiquement, face au mur menaçant de „Hochsee“ (2011), de Thierry de Cordier.
Mais, et cela commence par les photographies de côtes, de rivages et d´écumes, là où le monde respire, (comme dans „Meeressaum und Watt“ d´Alfred Ehrhardt, 1936), l´étendue maritime qu´épouse l´immensité des cieux peut au contraire susciter un intense sentiment de félicité, une promesse de liberté pour toute âme tourmentée. Terre, ciel et mer, tout semble réuni dans un spectacle matriciel où l´individu se fond. D´un point de vue esthétique, le jeu des lignes horizontales et des larges surfaces colorées, comme dans la série „See-Bilder“ de Lucinda Devlin (2011), possède un pouvoir hypnotique qui n´est pas sans rappeler les toiles de Mark Rothko.
Les eaux sont aussi le théâtre du désenchantement de nos sociétés: la destruction des écosystèmes („Wüstungen, Landschaft im Osten Deutschlands bei Grünewalde“ d´Inge Rambow, 1992), ou les mers, comme passages empruntés par les réfugiés au péril de leur vie („How to reach Lampedusa, 2005-2007, vidéo de Frederico Baronello et Takuji Kogo), n´étaient pas oubliées. De divinisées à intelligibles, les eaux sont devenues mortifères.
Parfois redondante, parfois insipide (certains portraits), „Über Wasser“ était une exposition néanmoins réussie, avec, à côté d´œuvres bien connues, des travaux surprenants plus discrets, telles les aquarelles et huiles de William Turner, représentant les réflexions d´ombres et de lumières sur des boules de verre remplies d´eau (1810), – expérimentations naturalistes qui aboutiront à ses spectaculaires paysages de brumes et de vapeur -, ou les blocs de glace empâtés de Caspar David Friedrich (1821).
L´Allemagne du nord n´y était pas représentée? Regrets vite oubliés par l´exposition de la Kunsthalle dédiée au séjour d´Emil Nolde à Hambourg.
L´expressionniste Nolde habité par l´énergie des eaux
En février et mars 1910, lorsqu´Emil Nolde séjourne dans une modeste pension en plein cœur du port de Hambourg, les chantiers se multiplient dans la ville: l´église baroque St-Michel, détruite par un incendie en 1906, est en reconstruction et la jetée monumentale de Landungsbrücken s´apprête à être inaugurée. Le tunnel de l´Elbe, prouesse d’ingénierie devant rappeler le Panthéon romain, connaît sa dernière année de construction. Érigé à la gloire du port devenu l´emblème militaire de l´Empire allemand, ce passage long de 400m et flanqué de bas-reliefs allait rallier sous le fleuve les quais à l´île Steinwerder, sur laquelle avait été construit le chantier naval au milieu du 19e siècle. 6000 habitants avaient été chassés des lieux pour accueillir 10000 travailleurs, qui chaque jour, s´y rendaient en embarcations. On imagine l´effervescence régnant au port… Et Emil Nolde face à ce tumulte des eaux, „entre ivresse des sens et fumées“, comme il l´écrira lui-même.
Bien que l´on connaisse surtout de ce peintre et aquarelliste ses larges aplats colorés de la flore, ce natif de Seebüll, à la frontière danoise, vouait une véritable passion pour l´élément aquatique, qu´il déclina dans des paysages de la mer du Nord, de la mer baltique, des mers du Sud, de fleuves, de lacs, de chutes de pluie et de neige.
Les flux et reflux de l´Elbe, les incessants va-et-vient, bruits et souffles, noirceurs et transparences, voilà ce que dépeignent les lavis, peintures et gravures d´Emil Nolde. Bateaux à vapeur, chalutiers et remorqueurs laissant dans le ciel et dans l’onde sillages et fumée, architectures des docks, des échafaudages et des grues électriques, imposantes statures des navires en construction ou en réparation, c’est l´inlassable activité marchande et navale du port de Hambourg qui émerge de ses travaux. On reconnaîtra les chantiers de Vulcan, ceux de Blohm & Voss, les 3 arcs du pont de Harbourg, les entrepôts de la Speicherstadt et les clochers de la ville. Un travail réalisé „sur le motif“, loin d´être simple puisque le peintre nécessitait pour ses emplacements une autorisation administrative des douanes délivrée 4 jours après chaque demande…
Les ondes de l´Alster drapées de voiliers aux prises du vent, les vagues et cieux empêtrés de reflets lumineux, Nolde décrit également les vues du lac, où là encore, aucune âme qui vive: le défi du peintre était bien de nous parler de la vie, des bruits, du jaillissement des vagues, des nuées et des lumières, par les seuls mouvements des masses.
Citons l’écrivain Kenneth White pour décrire ce travail presque calligraphique: figuratif ou abstrait? Abstrait parce qu´y subsiste un souvenir de substance, figuratif parce que les traits s’affinent aux frontières du vide.
Le rôle qu´ont joué les galeries et mécènes hambourgeois est également présenté dans l´exposition. Venu à Hambourg à l´occasion d´une exposition individuelle à la galerie Commeter inaugurée le 9 février 1910, Emil Nolde prolongea son séjour à la surprise de tous. À la fois possédé par les motifs, mais aussi, en exil momentané de ses conflits avec les autres membres de la Sécession berlinoise. Toujours est-il que la production du peintre dans la ville hanséatique impressionne… Il reprendra bon nombre de ces œuvres en peinture dans les années suivantes, et en tirera un réel succès financier.
Pour en savoir plus sur cet expressionniste qui aurait aimé s´attirer les faveurs du national-socialisme mais dont l´art fut qualifié de dégénéré à partir de 1937, on pourra se procurer la biographie écrite par Siegfried Lenz, la Deutschstunde („Leçon d’Allemand“), roman publié en 1968, le décrivant sous les traits du personnage de Max Ludwig Nansen.
Les enjeux des dominances du „6e continent“
A partir du 15e siècle, les océans sont devenus un gigantesque continent transculturel, acheminant biens et personnes au service des économies capitalistes, et au détriment, aujourd´hui plus que jamais, des pays exploités. „Porte ouverte sur le monde“, le port de Hambourg, comme tous les ports, constitue l´une des synapses de ce vaste espace aux frontières invisibles, où l´humain apparaît comme une donnée oubliée. C´est ce que l´exposition „Streamlines“ montre.
Politiquement et esthétiquement impressionnament efficace, l´installation vidéo „All that is solid melts into air“ de l´américain Mark Boulos traite de l´exploitation des sols africains par les compagnies pétrolières internationales. 2 écrans se font face: l´un diffuse les témoignages d´habitants du Delta du Niger, explosant de désespoir, de haine et de menaces physiques, l´autre écran filme une salle de bourse, le défilé des cotations boursières et la fièvre des traders. Le pillage des richesses et la destruction de l´environnement conduit tant à la frénésie armée de groupes rebelles nigérians, qu´à la spéculation aveugle et incontrôlable des marchés financiers et leur crash, dans un montage marqué par l´accélération progressive des images.
Mêlant poésie et politique, l´installation „the Cloud“ du chilien Alfredo Jaar assimile les mouvements migratoires au phénomène naturel de la formation des nuages et des tempêtes, présentant ainsi l´immigration comme un héritage (bio)logique des expansions colonialistes.
Moins abstraite, l´évocation des conquérants et des colonisés bientôt exilés est également le sujet de „Financial Times dreams“ du ghanéen Godfried Donkor. Les murs de l´installation sont entièrement recouverts de pages du célèbre journal économique, dont les sections ont été détournées, remplies par des extraits de récits de migrants africains et afro-américains, des descriptions factuelles de l´Espagne du 14e siècle, et des citations d´Othello. Sur d´autres pages du même journal, exposées dans des présentoirs, ont été brodées les armoiries historiques de cités portuaires européennes.
S´étalant au sol en de longues lignes semblables à des courants marins, la sculpture minimale de l´allemand Thomas Rentmeister, „Cocoa Milk“, faite d´une accumulation de 6900 briques de lait cacao, évoque l´extraction des fèves de cacao en Afrique, leur long trajet maritime à bord de cargos à destination des ports mondiaux et leur transformation en produits industriels.
A découvrir également, le récit de la sénégalaise Ken Bugul, l´installation en partie vidéo de la suisse Ulrike Ottinger, la sculpture monumentale du belge Peter Buggenhout, l´installation du français Kader Attia, les vidéos de l´anglais Theo Eshetu, du thaïlandais Arin Rungjang et celles de la marocaine Bouchra Khalili, (présentant également des sérigraphies), la sculpture de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, les tapisseries du malien Abdoulaye Konaté, les vidéos de la néerlandaise Wendelien Van Oldenborgh, et l´installation performative du nigérian Otobong Nkanga.
Une exposition éclairante, dont l´une des qualités réside en effet dans le regard interculturel porté sur l´histoire de l´émigration et de la globalisation économique. Les eaux perdent de leur magie et de leur intelligence pour devenir, soit un moyen rationalisé au service de l´exploitation des humains et des richesses, soit un lieu mortifère où se noient les espoirs d´une vie meilleure. Des œuvres au discours politique ravivant avec force la fonction critique de l´art.
Exposition „Nolde in Hamburg“, jusqu’au 10 février 2016
Kunsthalle, Galerie der Gegenwart
Glockengießerwall – 20095 Hamburg
www.hamburger-kunsthalle.de
Exposition „Streamlines“, jusqu’au 13 mars 2016
Deichtorhallen
Deichtorstraße 1 – 20095 Hamburg
www. deichtorhallen.de
Katalog zur Ausstellung 13.6.-20.09.2015 im Bucerius Kunst Forum Hamburg:
„Über Wasser : Malerei und Photographie von William Turner bis Olafur Eliasson“, München, Hirmer Verlag, 2015