Echos à l´exposition When Attitudes Become Form, proposée récemment à la Fondation Prada de Venise, la Galerie der Gegenwart de la Kunsthalle de Hambourg, met à son tour en lumière les œuvres sérielles, conceptuelles et les sculptures sans socle, exaltant le langage des matériaux pauvres ou industriels, telles que pratiquées depuis les années 60. Si le premier étage est consacré aux artistes internationaux (cf „Das Gesetz der Serie“ ), les troisième et deuxième niveaux le sont à deux artistes hambourgeoises: Eva Hesse (cf „Das Schicksal spiegelt sich im Werk“ ) et, beaucoup moins connue, Gertrud Goldschmidt, ou Gego, de son surnom d´enfant.
Réunissant des œuvres du Museum of Fine Arts de Houston, du Museu d´Art Contemporani de Barcelona, de collections privées et de la Fundación Gego, cette rétrospective montre 120 travaux de l´artiste allemande exilée à Caracas en 1939, devenue, pour ses élégants réseaux métalliques défiant la gravité, enfant chérie de la culture vénézuélienne dès les années 60.
Sculptures, appliques, dessins, aquarelles ou lithographies, les œuvres de Gego obéissent toutes au même souci de mettre en exergue la ligne comme principe créatif. Merveilleuse obsession, si riche d´applications, porteuse de possibles infinis.
Fines et complexes armatures suspendues, les Reticulareas, – atteignant des dimensions spectaculaires comme à l´exposition de 1969 au Museo de Bellas Artes de Caracas – , et les Esferas reproduisent ce qui s´apparenteraient à des constellations ou à des champs neuronaux. Leurs systèmes évoquent la fluidité de certains modèles de Frank Gehry, le mécanisme des sphères déployables de Chuck Hoberman, et bien évidemment, référence contemporaine à l’artiste, l´architecture biomorphe de Richard Buckminster Fuller, dont les recherches depuis les années 40 ont notamment été présentées au MoMA de New-York en 1959 et 1960. On peut en tous cas supposer que la jeune Gego, étudiante en architecture à la Technische Hochschule de Stuttgart de 1932 à 1938, a durablement été marquée par la toute première coupole géodésique abritée par le planétarium de Jena, conçue par l´ingénieur allemand Walther Bauersfeld de 1919 à 1924, symbole de l´avancée technologique allemande de cette époque.
Mais par contre, rien de rationnel dans son œuvre: le savoir scientifique devient le medium d´une expression libre. L´asymétrie et le jeu libre des lignes caractérisent en effet ses sculptures légères, gracieuses, musicales même: les Bocetos ou Verticales (1970) semblent de lointaines cousines aux sanzas, instruments de percussion africains dont les lames métalliques jouent sur la résonance de la calebasse ou du bois. Chez Gego, on retrouve cette exaltation du matériau, non plus naturel mais industriel: tiges d´acier, de cuivre ou d´aluminium, clous à œil en bronze, fils et câbles électriques, morceaux de bois ou de plexiglas, grilles, fils barbelés: autant d´élément pliés, ondulés, tendus, assemblés, reliés et brodés. Armatures, filets qui soutiennent, maintiennent, protègent, transmettent.
Et si ces structures intriguent ou fascinent par leur élaboration et leur présence dans l´espace, il faut trouver leur finesse esthétique dans les silhouettes de leurs ombres portées sur les sols et sur les murs. Une danse avec la gravité, la transparence et la lumière.
Épure ou miroir de l´œuvre sculptée, l´œuvre graphique de Gego transmet ce même rythme, ce même flux jubilatoire de lignes qui s´élancent et expérimentent, assez proche finalement de l´automatisme des signes graphiques des poèmes d´Henri Michaux. Une fuite folle et libératrice vers l´avant: aller au devant des obstacles pour mieux les contourner, les vaincre. On sent, dans les ruptures de lignes parallèles, circulaires, triangulaires et de polyèdres, le temps (court néant du dénuement) et le sursaut de la résilience. Gego montre l´énergie de la force créatrice à l´œuvre au sein de chaque processus vital, et se rapproche, en ce sens, de Joseph Beuys, pour qui les artistes et l´art ont pour mission de conduire, relier, transformer. Gego dira être aussi bien intéressée par les lignes que par l´espace entre les lignes: l´attirance de l´absence, du rien, et puis soudain, l´étincelle de la rencontre.
Des plus petites sculptures, heureuses synthèses de Surréalisme et d´Arte povera, aux Reticulareas, en passant par les Tejeduras, délicates pièces de vannerie, les Chorros (courants), ou les subtils attrape-rêves, les œuvres de Gego déclinent le leitmotiv du filet. Évoquant le monde féminin des tisseuses de filets de pêche et des brodeuses, il faut peut-être voir dans cette forme la remémoration de sa vie passée auprès de l´Alster, de l´Elbe et des canaux de la ville hanséatique, l´atmosphère de sa région natale, lacustre et maritime.
Un portrait, un hommage
Diffusé dans l´une des salles d´exposition, un très beau documentaire de Nathalie David, commande de la Kunsthalle, éclaire la vie et l´œuvre de Gego. La réalisatrice et plasticienne française, diplômée de la Villa Arson à Nice, s´est précédemment consacrée à Paula Modersohn-Becker et Philipp Otto Runge, autres artistes originaires d´Allemagne du nord, dans des biopics à la fois poétiques et exigeants, mêlant lectures de textes biographiques, observation minutieuse d´œuvres, interventions de curateurs et de restaurateurs, paysages, intérieurs d´exposition et d´ateliers. Fidèle à son approche à la fois historienne et intimiste, Nathalie David livre un portrait enlevé de Gertrud Goldschmidt (1912-1994), allemande juive exilée à Caracas, ayant fui l´Allemagne en 1939, après avoir échappé de peu, à Munich, au piège de la Nuit de Cristal de novembre 1938.
Au Vénézuéla, Gego dessina d´abord des meubles et des lampes, travailla ensuite comme architecte, et enseigna dans différentes universités. Elle a plus de 40 ans quand elle se lance dans la création artistique. Elle ne revint que ponctuellement en Europe, à l´occasion notamment d´expositions, comme celle de Francfort en 1982, où elle exposa d´ailleurs sa dernière Reticularea.
Les témoignages de sa famille, de ses élèves et des curatrices de Gego. Line as object nous font vite comprendre qu´elle n´était pas seulement une grande créatrice, positive, constructive et ingénieuse, mais également, une pédagogue exceptionnelle, dispensant avec largesse ses savoirs et sa méthode, tout en encourageant l´expression propre à chacun. Une personnalité exemplaire, à n´en pas douter. Et son art poursuit ses effets: dans la transmission de ses œuvres et à travers celles de ses petits-enfants, Ester Gunz-Crespin, à Caracas, et Elias Crespin, à Paris (galerie Denise René).
Après avoir accueilli en 2013 à Deichthorhallen la première grande exposition européenne du photographe américain Harry Callahan, la scène hambourgeoise peut se réjouir de cette rétrospective des œuvres de Gego, figure incontournable de l´histoire de l´art d´Amérique latine et nord-américaine, dont la clé de domicile, jetée par désespoir avant son exil, dort encore quelque part, sous les eaux de l´Alster.
Gego. Line as Object
29 novembre 2013 – 2 march 2014
KUNSTHALLE DE HAMBOURG – Glockengießerwall, 20095 Hamburg
GEGO. Gertrud Louise Goldschmidt
Film de Nathalie David
Musique de Vladislav Sendecki
2013, 60 Min. Version anglaise et allemande – Sous-titres en anglais.
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[…] Article paru sur le blog de l´écrivain Christophe Léon, le 25 février 2013 […]