Dans le cadre du Week-end des galeries de Berlin, du 2 au 4 mai 2014, la Berlinische Galerie a inauguré l´installation sonore „8 Stunden zählen“ (Compter 8 heures) de l´artiste allemand Ignacio Uriarte (né en 1972).
A raison d´une syllabe par seconde, un homme compte. Résolument. Posément. Sans interruption et de la même voix régulière. 3599 seront ainsi atteints en 8 heures. Durée standard d´une journée de travail, – comme ailleurs des feuilles A4, des patrons d´encre, des stylos à bille, etc. -, Uriarte reprend là encore un élément objectif de l´environnement professionnel: les heures d´ouverture de bureaux, de magasins, de centres d´art, bref, les heures de la société de services. Mais cette fois, le détournement n’est pas sublimé: l´implacable routine, les actions mécaniquement répétées et l´espace restreint du corps libre et de la pensée sont simplement mis à nu.
Espace paradoxal où l´absence d´activité est quantifiée, écouter ce défilement chiffré du temps qui passe met mal à l´aise, angoisse, étouffe: nous sommes bel et bien en présence d´une vanité. Épousant formellement la sérialité du minimalisme et de l´art conceptuel des années 60, leitmotiv dans l´œuvre d´Uriarte, cette voix est prise au piège et mène à sa propre extinction.
Trace de l´irréversibilité du temps, l´œuvre évoque naturellement les toiles du franco-polonais Roman Opalka, ses conceptuels „Détails“ (1965-2011), dont certaines séries de nombres ont été lues en polonais, et enregistrées, par l´artiste lui-même durant leur réalisation. Le temps dans sa durée et dans sa création et le temps dans notre effacement, confiait Opalka en 1987, être à la fois vivant et toujours devant la mort, c’est cela le vrai „suspense“ de tout être vivant. A l´esthétique gradation des tonalités noires et blanches de ses chiffres répond l´enveloppante voix de „compter 8 heures“.
Parce qu´elle sonde les limites de la diction et de la respiration, confrontations physiques du corps, cette performance sonore fait écho également à la vidéo „Résistance au Rohypnol“ (1998) de l´artiste française Fiorenza Menini, où un homme sous un puissant somnifère, filmé torse nu face à la caméra, est tenu de resté éveillé pendant 80 min, mais qui peu à peu, images hypnotiques s´il en est, lâche prise. Métronome infatigable et entêtant, la voix de „compter 8 heures“ réalise au contraire le rêve d´Andy Wahrol: devenir machine.
Was zähle ich? Was erzähle ich? Zählt es mich? Zählt es?
Perclus dans de telles limites d´expression, métaphore d´actes de paroles restreints, quelles balises mentales créer pour ne pas faillir ? Quelles stratégies développer face à cette dépersonnalisation, miroir de la liberté personnelle aux prises avec les codes du monde professionnel ? C´est ce que j´ai voulu savoir auprès de Christian Intorp, l´acteur qui a prêté sa voix à l´installation.
VWG: Les conditions auxquelles vous vous êtes plié semblent plutôt carcérales, déshumanisantes…
CHRISTIAN INTORP: L´expérience s´est en fait déroulée en deux étapes. J´ai d´abord été assez angoissé d´être sous la surveillance constante d´Ignacio et de l´ingénieur du son. J´avais l´impression gênante de me trouver face à des contrôleurs. Et puis il y a eu un basculement…J´ai commencé à m´imaginer des histoires et à être pris dans le rythme hypnotique de la lecture des nombres. Et à ce moment-là, le doute et l´incertitude d´avoir peut-être oublié une syllabe sont passés du côté de mes „surveillants“.
VWG: Quelles pensées positives vous ont accompagné tout au long de ces huit heures?
CHRISTIAN INTORP: Il y a eu ces impressions désagréables et oppressantes d´être comme emmailloté dans un corset, prisonnier d´une cage, victime d´une torture… ou acculé à une échéance que l´on ne pourra pas tenir. Habité au début de pensées plutôt sombres, je me suis imaginé être en train de compter le nombre de soldats tués lors d´une guerre, compter le nombre de victimes. Mais très vite en fait, d´autres scénarios mentaux, des visions, des paysages fantaisistes, m´ont porté positivement: j´ai compté chaque pierre de mon amour, les tournesols d´un champ, des pas, les gouttes d´un océan, d´un verre d´eau. En fait, je réalisais que tout n´était que l´accumulation de petits éléments, tous semblables et pourtant uniques.
Et puis dans ce huis clos où nous nous trouvions pour l´enregistrement, je pensais parfois au fait que ma voix était alors la seule expression vivante de nos trois vies réunies, la seule archive de cette expérience. Si bien que bizarrement, alors que je m´étais imaginé la fin comme une vraie libération, les derniers nombres à prononcer, douze syllabes, ont été animés d´une certaine appréhension… comme une nostalgie. Cette expérience m´a en tous cas fait davantage comprendre et apprécier l´immense plaisir que procure la liberté de respirer, parler, prononcer, la liberté de décider de la tonalité et de la couleur des mots, d´être maître de son propre rythme.
Rose et bouquet de nature morte, papillon, coquillage, sablier, clepsydre, horloge, bougie, bulle de savon, crâne et autres memento mori… Aux objets et aux êtres qui symbolisent le passage éphémère de toute chose sur Terre s´ajoute la voix. Les huit heures segmentées de l´ère tertiaire ne sauraient non plus maîtriser le temps qui coule, ruisselle et ne se retourne pas. Il suffira de pousser la porte pour emprunter d´urgence, les stratégies d´être au monde.